Chapitre 9
— Il m’a battu ! lança Tristan. Philip a gagné deux manches sur trois ! Ivy laissa reposer ses mains sur les touches du piano et tourna la tête vers Tristan en riant.
Voilà une semaine qu’ils avaient échangé leur première et vibrante étreinte. Chaque nuit depuis cet instant, Ivy s’était endormie en rêvant de leur baiser, et de ceux qui viendraient.
Elle n’en revenait pas. Elle réagissait au moindre contact avec lui, au plus doux frôlement de sa peau. Chaque fois qu’il prononçait son nom, sa réponse lui venait du plus profond de son être. Pourtant, il était si simple et si naturel de passer du temps en sa compagnie. A le voir étendu de tout son long sur le sol de sa salle de musique, où il jouait aux dames avec Philip, Ivy eut à nouveau l’impression que Tristan faisait partie de sa vie depuis des années.
— Je n’arrive pas à croire qu’il ait gagné deux manches sur trois ! répéta Tristan.
— Presque trois sur trois, triompha Philip.
— Ça t’apprendra à vouloir te mesurer à Ginger, plaisanta Ivy.
Tristan baissa la tête vers la figurine qui restait seule sur l’échiquier. C’était le pion fétiche de Philip.
L’ange en porcelaine de huit centimètres de haut avait appartenu à Ivy, mais un jour – Philip était alors en maternelle –, il avait décidé de l’embellir. Du vernis à ongles rose givre sur la robe et une couche de paillettes dorées sur les cheveux lui avaient donné une allure toute différente. Ivy la lui avait donc cédée.
— Ginger est très intelligente, expliqua Philip à Tristan.
Ce dernier jeta un coup d’œil dubitatif vers Ivy.
— Philip te laissera peut-être l’emprunter la prochaine fois pour que tu gagnes, lança Ivy avec un sourire.
Puis elle se tourna vers son frère.
— Il est tard, non ?
— Pourquoi est-ce que tu dis toujours ça ? s’irrita Philip.
Tristan eut un large sourire.
— Parce qu’elle essaie de se débarrasser de toi. Viens. On va lire deux histoires comme l’autre soir, et ensuite, extinction des feux.
Tous deux descendirent l’escalier pour rejoindre la chambre de Philip. Ivy resta en haut et entreprit de feuilleter ses partitions à la recherche de mélodies que Tristan pourrait apprécier. Il écoutait du hard-rock, ce qui était difficile à jouer sur un piano. Il ne savait rien de Beethoven ni de Bach. Pour lui, la musique classique, c’étaient les comédies musicales collectionnées par ses parents. Ivy passa donc en revue plusieurs morceaux tirés de Carrousel, puis mit la vieille partition de côté.
Toute la soirée, la musique avait coulé dans ses veines telle une rivière argentée. Elle éteignit les lumières et se lança, de mémoire, dans la Sonate au clair de lune de Beethoven.
Elle en était à la moitié lorsque Tristan remonta. Les mains d’Ivy hésitèrent et le flot de musique resta en suspens l’espace d’un bref instant.
— Ne t’arrête pas, lui dit-il doucement en venant se placer derrière elle.
Ivy finit son morceau. Après le dernier accord, ils restèrent là, sans parler, sans bouger. La lueur de la lune miroitait sur les touches du clavier et les notes s’attardèrent, comme la musique, dans le silence, sait parfois si bien le faire.
Ivy appuya son dos contre Tristan.
— Tu veux danser ? lui demanda-t-il.
Elle rit, mais il la souleva et l’entraîna tout autour de la pièce. Elle posa sa tête sur son épaule et s’abandonna à l’étreinte rassurante de ses bras. Le rythme de leur danse ralentit, ralentit encore. Ivy souhaita que, jamais, Tristan ne disparaisse.
— Comment fais-tu ? murmura-t-il. Comment fais-tu pour danser et jouer du piano en même temps ?
— En même temps ? s’étonna-t-elle.
— Ce n’est pas toi qui joues cet air que j’entends ?
Ivy releva la tête.
— Tristan, franchement, tu pourrais...
— ... mieux faire, je sais. Mais au moins, tu me regardes.
Et il lui déroba un long et tendre baiser.
— N’oublie pas de dire à Tristan de passer au magasin un de ces jours, dit Lillian. Betty et moi serions heureuses de le revoir. Nous adorons les bons gosses.
— Les beaux gosses, Lillian, la reprit Ivy en souriant. Tristan est un beau gosse.
« Mon beau gosse », songea-t-elle. Puis elle souleva une boîte emballée dans du papier kraft.
— C’est tout ce qu’il y a à livrer ?
— Oui, merci, ma chérie. Je sais que ça te fait faire un détour.
— Ce n’est pas très loin, la rassura Ivy en se dirigeant vers la sortie.
— N’oublie pas, 528 Willow Street ! lança Betty depuis l’arrière-boutique.
— 530, souffla Lillian.
« Avec un peu de chance, je trouverai le bon destinataire », se dit Ivy en quittant Les Quatre Saisons. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Elle n’aurait pas le temps de voir ses amies.
Suzanne et Beth l’attendaient dans le coin des restaurants.
— Tu as vingt minutes de retard, protesta Suzanne.
— Oui, ça arrive parfois, lui répondit Ivy. Vous m’accompagnez jusqu’à la voiture ? Je dois aller livrer ce paquet et rentrer tout de suite après à la maison.
— Tu as entendu ? s’exclama Suzanne en regardant Beth. Elle doit rentrer tout de suite après à la maison, pour un anniversaire, dit-elle. Elle prétend que c’est pour fêter les neuf ans de Philip.
— C’est le 28 mai aujourd’hui. Tu sais bien que c’est la date de son anniversaire, Suzanne.
— A moins que ça ne devienne le jour où ils se marièrent secrètement sur la crête d’une colline.
Ivy roula les yeux et Beth éclata de rire. Suzanne n’avait toujours pas pardonné à Ivy de leur avoir caché qu’elle prenait des cours de natation.
— Est-ce que Tristan vient ce soir ? demanda Beth alors qu’elles quittaient le centre commercial.
— Oui, c’est un des deux invités de Philip, lui répondit Ivy. Il sera assis à côté de lui, pas à côté de moi, et jouera toute la soirée avec lui, pas avec moi. Tristan le lui a promis. C’est le seul marché qu’on ait trouvé pour qu’il abandonne l’idée de venir avec nous au bal de fin d’année. Où est-ce que vous êtes garées ?
Suzanne avait oublié et Beth n’y avait pas prêté attention. Ivy les prit donc dans sa voiture et fit plusieurs fois le tour du parking. Pendant que Beth s’efforçait de retrouver le véhicule de Suzanne, cette dernière prodigua à Ivy ses conseils en matière d’amour et d’habillement. Elle passa tout en revue : comment répondre au téléphone ; comment éviter de se rendre trop disponible ; et comment, dure tâche, se vêtir simplement. Elle lui offrait ainsi sa panoplie de bonnes idées depuis trois semaines.
— Suzanne, je trouve que tu compliques beaucoup les choses avec toutes tes cachotteries et tes manigances, finit par lui dire Ivy. Sortir avec quelqu’un, c’est beaucoup plus simple que ça.
« C’est incroyablement simple », songea-t-elle. Que Tristan et elle se reposent ou fassent leurs devoirs ensemble, qu’ils soient assis l’un à côté de l’autre en silence, ou qu’ils veuillent parler tous les deux au même moment, ce qui arrivait souvent, en sa compagnie le temps s’écoulait avec une étonnante simplicité.
— C’est le bon, voilà tout, avait décrété Beth d’un air entendu.
Il n’y avait qu’un domaine dans lequel Tristan ne comprenait pas Ivy. Celui des anges.
— Tu n’as pas eu une vie facile, lui avait-il dit un soir.
Le soir du bal de fin d’année, ou plus précisément le lendemain matin, avant l’aube. Ils marchaient pieds nus dans l’herbe derrière la maison, vers l’extrémité de la falaise. A l’ouest, un croissant de lune était accroché dans le ciel comme une décoration d’arbre de Noël. Il y avait une étoile. Et, loin en contrebas, un train roulait sur sa voie argentée qui serpentait à travers la vallée.
— Tu as subi tellement d’épreuves que je ne peux pas te reprocher de croire, avait-il poursuivi.
— Tu ne peux pas me reprocher de croire ? Me reprocher ? Comment ça ?
Elle connaissait la réponse. Pour Tristan, un ange était comme un joli nounours, un objet avec lequel un enfant pouvait se réconforter.
— Il m’est impossible de croire, Ivy. Je possède tout ce dont j’ai besoin et tout ce que je veux, ici, sur Terre. Juste là, dans mes bras, lui avait-il soufflé en la serrant fort.
— Moi, non, lui avait-elle répondu.
Bien que le jour ne soit pas encore levé, Ivy avait perçu la douleur cuisante dans ses yeux. Ils s’étaient disputés.
Pour la première fois, Ivy avait compris que plus on aime, plus on fait souffrir. Pire encore, on souffre pour l’autre autant que pour soi-même.
Après son départ, elle avait pleuré toute la matinée. L’après-midi, elle l’avait appelé, appelé encore, sans succès. Mais le soir, il était revenu, les bras chargés de quinze roses lavande. Une pour chaque ange, lui avait-il confié.
— Ivy ! Ivy, est-ce que tu as entendu ce que je t’ai dit ?
L’exaspération dans la voix de Suzanne tira Ivy de sa rêverie.
— Moi qui pensais que si on te trouvait un amoureux, tu redescendrais sur Terre, reprit Suzanne, je me suis bien trompée. Tu es toujours autant dans les nuages. Avec tes anges !
— On ne lui a pas trouvé son amoureux, déclara Beth calmement, mais fermement. Ils se sont trouvés tout seuls. La voiture est là, Ivy. Passez une bonne soirée. On ferait bien de se dépêcher, l’orage arrive.
Beth et Suzanne descendirent rapidement de voiture et Ivy vérifia l’heure à sa montre. Maintenant, elle était vraiment en retard. Elle rejoignit au plus vite la bretelle d’accès et s’engagea sur l’autoroute. Lorsqu’elle passa par-dessus la rivière, elle remarqua que les nuages noirs montaient à toute allure dans le ciel.
La maison où elle devait livrer le colis se trouvait dans la partie sud de la ville, dans les quartiers récents. Là où elle s’était promenée au hasard après sa première leçon de natation. Décidément, chacune de ses activités l’amenait à penser à Tristan.
Elle pensa tant à lui qu’elle se perdit et finit par tourner en rond. Les nuages continuaient de s’amonceler. Le tonnerre s’était mis à gronder. Les arbres s’agitaient et retournaient leurs feuilles, projetant une lueur vert-jaune inquiétante sur le ciel de plomb. Le vent se leva en rafales. Les branches se mirent à fouetter l’air, et les fleurs et les feuilles naissantes s’arrachèrent trop tôt de leurs rameaux. Ivy se pencha sur son volant, pressée de localiser la maison avant que la tempête ne fasse rage.
Elle eut toutes les peines du monde à trouver la bonne rue. Elle pensait être sur Willow mais, à une intersection, le double panneau lui indiqua qu’elle roulait sur Fernway, dans laquelle Willow débouchait. Étonnée, Ivy descendit de sa voiture pour vérifier que le panneau n’avait pas été tourné – un jeu très prisé des garçons dans cette ville. C’est alors qu’elle entendit le vrombissement d’un moteur. Un motocycliste apparut dans un virage un peu plus haut. Ivy mit un pied sur la chaussée pour le héler. La Harley Davidson ralentit, puis accéléra de nouveau et passa devant elle sans s’arrêter.
Ivy se résigna. Elle allait devoir faire confiance à son instinct. Les maisons étaient toutes juchées en haut de pelouses pentues. Lillian lui avait indiqué que celle de Mme Abromaitis était perchée sur une colline et qu’on l’atteignait par une volée de marches en pierre bordées de pots de fleurs.
Ivy passa un virage. Le vent secouait la voiture maintenant. Au-dessus, des nuages noirs comme de l’encre engloutissaient le ciel délavé.
Soudain, Ivy freina, descendit avec le colis, prête à affronter les éléments. Les deux maisons devant lesquelles elle s’était garée étaient toutes deux précédées par un escalier en pierre bordé de pots de fleurs. Ivy en prit un au hasard. À peine s’y était-elle engagée qu’un pot se renversa et se brisa derrière elle. Ivy poussa un cri, avant de rire de sa réaction.
Parvenue à la dernière marche, elle observa les numéros affichés : 528 et 530. Une voiture était garée derrière la première maison, cachée par des buissons ; il y avait donc probablement quelqu’un. C’est alors qu’elle remarqua une silhouette à la fenêtre. Sans pouvoir déterminer si c’était un homme ou une femme, et si on lui faisait signe ou non, Ivy pensa que la personne l’attendait. Sa forme floue se fondait dans le collage formé par les branches agitées des arbres qui se reflétaient dans la vitre à la lueur des éclairs. Ivy s’avança. La silhouette s’effaça. Au même moment, le perron du 530 s’alluma. La porte moustiquaire s’ouvrit en grand et s’en alla claquer contre le mur sous l’effet du vent.
— Ivy ? Ivy ? appela une voix de femme.
Avec un immense soupir de soulagement, Ivy s’élança vers l’autre maison, remit son colis, fit demi-tour et se rua vers sa voiture. Les deux s’ouvrirent alors et déversèrent leurs trombes d’eau sur la terre. Tant pis, ce ne serait pas la première fois que Tristan la verrait trempée jusqu’aux os.
Ivy, Grégory et Andrew rentrèrent tard, et Maggie n’était pas contente. Philip, en revanche, n’y prêta même pas attention. Lui, Tristan et son nouveau camarade d’école Sammy étaient installés devant un jeu vidéo, l’un des nombreux cadeaux qu’Andrew lui avait déjà offerts pour son anniversaire.
Tristan leva les yeux vers Ivy, toute ruisselante.
— Je suis content de t’avoir appris à nager, lui dit-il avant de se lever pour venir l’embrasser.
L’eau tombait goutte à goutte à ses pieds sur le parquet.
— Attention, je vais te mouiller, lui dit-elle.
Il l’enlaça.
— Je finirai par sécher, lui murmura-t-il. Et puis, ça me fait rire de dégoûter Philip.
— Beuh... lança celui-ci comme s’il lui répondait.
— Yeurk... renchérit Sammy.
Ivy et Tristan, toujours dans les bras l’un de l’autre, se regardèrent en riant. Puis Ivy monta dans sa chambre pour se changer et se sécher les cheveux. Elle se mit du rouge à lèvres, seule marque de maquillage nécessaire, car elle avait déjà les yeux pétillants et les joues roses. Elle chercha une paire de boucles d’oreilles dans sa boîte à bijoux, puis se hâta de descendre. Elle arriva juste à temps pourvoir Philip déballer ses derniers paquets.
— Elle porte ses oreilles de paon ce soir, dit Philip tandis qu’Ivy s’asseyait à table en face de lui.
— Zut, lança Tristan, j’ai oublié de mettre mes bâtonnets de carotte.
— Et tes queues de crevettes, répondit Philip en pouffant de rire.
Ivy se demanda qui, d’elle ou de son frère, était le plus heureux en cet instant. Elle savait que la vie ne paraissait plus aussi belle à Grégory. Il avait eu une rude semaine ; il lui avait confié qu’il s’inquiétait encore beaucoup pour sa mère, sans toutefois lui dire pourquoi. Depuis quelque temps, son père et lui se parlaient peu. Maggie s’efforçait de lier conversation avec lui, mais finissait toujours par renoncer.
1 ?!
Ivy se tourna vers Grégory.
— Les billets pour le match des Yankees sont une idée formidable. Philip est aux anges.
— Il a de drôles de façons de le montrer.
C’était vrai. Philip l’avait remercié très poliment, juste avant de sauter de joie en découvrant la double page sur Don Mattingly que Tristan lui avait retrouvée dans ses anciens numéros de Sports Illustrated.
Durant le dîner, Ivy fit de son mieux pour inclure Grégory dans la conversation. Tristan essaya de lui parler de sport, de voitures, et obtint surtout des réponses réduites à un seul mot. Andrew s’en montra visiblement agacé, mais Tristan, lui, ne sembla pas en prendre ombrage.
Le cuisinier d’Andrew, Henry – qu’on avait remercié après le mariage, mais rétabli dans ses fonctions après six semaines de menus à la Maggie –, leur avait préparé un excellent repas. Maggie, toutefois, avait insisté pour préparer le gâteau d’anniversaire de son fils. Henry entra, les yeux détournés de cette masse informe et bancale qu’on l’obligeait à porter.
Par contre, le visage de Philip s’épanouit.
— Un gâteau renversé !
L’épais et grumeleux glaçage au chocolat était piqué de neuf bougies inclinées dans des directions diverses et variées. On s’empressa d’éteindre les lumières et toute la tablée chanta en l’honneur de celui dont on fêtait l’anniversaire.
Alors qu’ils en étaient à la dernière mesure, la sonnette retentit à la porte d’entrée. Andrew, les sourcils froncés, alla ouvrir. De sa chaise, Ivy voyait le hall. Deux officiers de police, un homme et une femme, y avaient pénétré. Grégory se pencha vers Ivy pour regarder.
— Tu as une idée de la raison de leur présence ? lui demanda Ivy en chuchotant.
— Il a dû se passer quelque chose à l’université, suggéra Grégory.
De l’autre côté de la table, Tristan les observait d’un air interrogateur. Ivy le regarda en haussant les épaules. Maggie, qui n’avait rien remarqué, continua à couper son gâteau tranquillement.
Jusqu’à ce qu’Andrew revienne et lance :
— Maggie.
Son regard devait être éloquent, car Maggie laissa tomber le couteau instantanément et rejoignit Andrew, qui la prit par la main.
— Grégory et Ivy, pourriez-vous nous accompagner dans la bibliothèque, s’il vous plaît ? Tristan, merci de rester avec les garçons, ajouta Andrew.
Les officiers attendaient dans le hall. Andrew les invita à le suivre.
« S’il y avait un problème à la fac, on ne nous demanderait pas de venir », songea Ivy.
Lorsque tout le monde fut assis, Andrew prit la parole :
— Il n’y a pas de moyen facile pour annoncer une telle nouvelle : Grégory, ta mère est morte.
— Oh, non... souffla Maggie.
Ivy se tourna vivement vers Grégory. Il se tenait droit, raide, les yeux rivés sur son père, et il ne dit pas un mot.
— La police a reçu un coup de téléphone anonyme, à cinq heures et demie environ, disant qu’une personne à son adresse avait besoin d’aide. Quand les officiers sont arrivés, ils l’ont trouvée morte, d’une balle dans la tempe.
Grégory ne montra aucune réaction. Ivy lui prit la main. Elle était glaciale.
— La police demande... Ils ont besoin... C’est la procédure d’usage...
La voix d’Andrew se brisa. Il se tourna vers les deux officiers.
— Vous voulez bien poursuivre ?
— La procédure d’usage, enchaîna la femme, veut que nous posions certaines questions. Nous continuons à fouiller la maison dans l’espoir d’y trouver des indices, même s’il paraît assez certain que sa mort est due à un suicide.
— Oh, mon Dieu ! se lamenta Maggie.
— Quelles preuves avez-vous pour l’affirmer ? demanda alors Grégory. Il est vrai que ma mère était dépressive, et ce depuis le début du mois d’avril...
— Oh, mon Dieu ! s’écria Maggie à nouveau.
Andrew tendit le bras vers elle, mais elle s’écarta. Ivy savait ce que sa mère pensait. Une semaine plus tôt, ils avaient trouvé une photo de Caroline et Andrew dans un tiroir du bureau situé dans le hall. Andrew avait demandé à Maggie de la jeter. Maggie n’avait pu s’y résigner. Elle ne voulait pas être celle qui avait « mis Caroline à la porte » de sa maison. Ivy supposa que sa mère s’était sentie responsable du mal-être de Caroline, et se sentirait désormais responsable de sa mort.
— J’aimerais quand même que vous m’expliquiez, reprit Grégory, pourquoi vous pensez qu’elle s’est suicidée. Ça ne lui ressemble pas du tout. C’était une femme de caractère.
Ivy était stupéfaite d’entendre Grégory s’exprimer si clairement et avec autant de calme.
— Nous avons des présomptions, lui répondit l’officier. Pas de lettre à proprement parler, mais des photos déchirées et éparpillées autour d’elle.
L’officier glissa un œil vers Maggie.
— Des photos de... ? demanda Grégory.
Andrew retint son souffle.
— De M. et Mme Baines, dit l’officier. Des photos de leur mariage trouvées dans les journaux.
Impuissant, Andrew regarda Maggie se plier de douleur et serrer ses bras autour de ses jambes.
Ivy voulut lâcher la main de Grégory pour réconforter sa mère, mais celui-ci la retint.
— Par ailleurs, reprit l’officier, le pistolet était encore accroché à son pouce. Il y avait des brûlures de poudre sur ses doigts, le type de brûlures qu’on se fait quand on tire. Bien sûr, nous allons envoyer au labo les empreintes et la balle, et nous vous préviendrons si nous découvrons de nouveaux éléments. Mais ses portes étaient fermées à clé, nous n’avons remarqué aucun signe d’effraction, l’air conditionné était en marche, et aucune fenêtre n’était brisée, donc...
Grégory respira profondément.
— Donc elle n’était pas aussi solide que je le pensais. A quelle... à quelle heure estimez-vous que cela s’est produit ?
— Entre cinq heures et cinq heures et demie de l’après-midi, peu de temps avant notre arrivée.
Ivy fut prise d’un sentiment étrange. Elle se trouvait dans le quartier à cette heure-là. Sous un ciel en colère, au milieu d’arbres dont les branches se fouettaient mutuellement. Était-elle passée devant la maison de Caroline ? Caroline s’était-elle tuée au plus fort de la tempête ?
Andrew demanda aux policiers l’autorisation de s’entretenir avec eux plus tard et fit sortir Maggie de la pièce. Grégory resta pour répondre à des questions sur sa mère, ses relations, sur l’existence de problèmes potentiels. Ivy mourait d’envie de partir ; elle ne voulait pas entendre les détails de la vie de Caroline et souhaitait plus que tout retrouver Tristan et se réfugier dans l’étreinte de ses bras.
Mais Grégory la retenait. Sa main était froide, insensible aux mouvements de celle d’Ivy, et son visage, impassible. Sa voix était si blanche qu’Ivy en eut froid dans le dos. Mais elle sentit qu’il se débattait intérieurement, qu’une infime partie de lui admettait l’horreur de ce qui venait de se passer, et la réclamait, elle. Aussi, Ivy resta à ses côtés, bien après que Tristan fut reparti et que tout le monde fut monté se coucher.